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Elanco & Proplan

9 décembre 2024

Quels comportements adopter pour sortir du triangle dramatique de Karpman et retrouver des relations interpersonnelles saines

par Pierre Mathevet

Temps de lecture  7 min

Toute relation humaine peut donner naissance à des jeux psychologiques (cliché Hélène Ego).
Toute relation humaine peut donner naissance à des jeux psychologiques (cliché Hélène Ego).
 

Nous devons à Éric Berne, génial psychiatre américain, la découverte de l'existence des jeux psychologiques dans les interactions interhumaines. Ces jeux ne sont ni drôles, ni ludiques. Ils renvoient en réalité aux jeux de théâtre, aux jeux de rôles, aux régulières dramatisations clairement perceptibles dans les relations entre deux individus. Éric Berne parle alors de « transactions », c'est-à-dire d'interactions entre les êtres humains, qu'il a longuement et finement analysées, d'où le nom d'Analyse Transactionnelle donnée à ses théories.

Le jeu psychologique est ainsi une série de transactions cachées, inconscientes, complémentaires, progressant vers un résultat attendu. Car l'être humain est un animal grégaire, ne vivant jamais véritablement seul. Il a un besoin fondamental de stimulations et d'interactions qui prouvent son appartenance à un groupe, préférant les signes de reconnaissance même négatifs plutôt que l'absence de considération. Tout mais pas l'indifférence, comme le chantait Jean-Jacques Goldman dans les années 1980.

La découverte des jeux psychologiques par Berne

Berne, dans une approche très scientifique, démontre que le jeu s'installe quand une relation initialement équilibrée entre deux personnes, relation dite « OK/OK » (OK pour moi et OK pour toi), bascule, avec l'un des protagonistes poussé vers une position dite « pas OK ». Ce déséquilibre est dû aux éléments de langage et de posture utilisés par le déclencheur du jeu pour accuser l'autre ou le dénigrer. Cette attitude déclenche une riposte, une contre-attaque, non réfléchie, souvent plus émotive « qu'intellective » de la part de la personne qui s'est retrouvée en position « pas OK ». Ainsi, le jeu se met en place.

Par exemple, Laure qui, en fin de journée à la clinique, déclare à haute voix « J'en ai marre de passer derrière toi tous les soirs, Maud, pour nettoyer les cages de chenil » lance le jeu au travers de cette exagération, cette généralisation, et une certaine emphase. Le jeu pourra se poursuivre naturellement par une riposte de Maud, qui s'est trouvée attaquée par cette remarque. « Je n'ai pas eu le temps, j'avais encore 3 clients à gérer ». Et si elle va un peu plus loin : « Toi, Laure, tu n'as presque rien fait de l'après-midi, alors tu peux bien faire cela ». Là cette fois, le jeu est bien lancé, la guéguerre est installée, l'escalade verbale est prête ! C'est Règlements de comptes à O.K. Corral !

Avec ses collaborateurs, Berne met ainsi en évidence une centaine de jeux différents, de comportements induisant des réactions de défense chez les individus qui se sont sentis attaqués.

Le triangle de Karpman ou triangle dramatique SVP

Stephen Karpman a rejoint l'équipe de Berne dès la fin des années 1960 et réfléchi pour simplifier les observations. Pour cela, grand amateur de sport, il se base sur l'étude des feintes sportives, dont 3 reviennent très fréquemment :

  • D'abord la feinte qui consiste à intimider son adversaire pour lui faire perdre ses moyens,
  • Puis la feinte qui consiste à donner de fausses indications à l'adversaire pour mieux le tromper,
  • Et enfin la feinte qui consiste à se faire passer pour plus faible qu'on ne l'est en réalité, afin que l'adversaire baisse sa vigilance.

C'est ainsi, qu'au bout de 2 ans, il arrive finalement au concept du triangle avec 3 positions clairement identifiées, 3 rôles que nous sommes tous capables de jouer. Il décrit ainsi, dans l'ordre correspondant aux feintes ci-dessus :

  • Le persécuteur (P) qui confond s'exprimer de façon puissante avec s'exprimer de façon violente, et qui va montrer de l'agressivité ;
  • Ensuite le Sauveur (S) qui vole au secours des autres, même s'ils n'ont rien demandé, croyant être capable de conduire l'autre à se sentir mieux ;
  • Enfin la victime (V) qui va se plaindre du comportement de l'autre sans rien oser demander, et qui se réfugie dans le sentiment d'impuissance, voire de culpabilisation.

Il existe ainsi 3 portes d'entrée dans un jeu avec le triangle de Karpman, 3 invitations faites à l'autre pour venir jouer. Une invitation est un appât avec hameçon lancé à l'autre protagoniste. Si celui-ci s'en saisit, il y a naissance du jeu. Sinon, il n'y aura pas jeu.

Nous sommes tous régulièrement piégés dans ce type de filets, dans ce genre d'échanges négatifs. Et ce n'est pas drôle car ces jeux, en plus d'être destructeurs de la relation saine à l'autre, sont chronophages et énergivores.

Arrêter la PCR pour éviter de créer des jeux

Notre propre comportement, nos paroles et nos gestes, peuvent très souvent être à l'origine de ces hameçonnages. Comme il y a 3 portes d'entrée, 3 comportements sont potentiellement sources de jeux si notre interlocuteur mord à l'hameçon.

Le premier est la plainte (P), qui positionne en Victime. « C'est toujours sur moi que cela tombe ! ». « Je suis encore obligé de ranger derrière toi ».

Le second est le Conseil (C) donné alors qu'il ne nous a pas été demandé. « Moi, à ta place, je ferais plutôt comme cela » « Attend, je vais t'aider car tu es en retard sur tes dossiers » sont des amorces en Sauveur.

Et enfin le Reproche (R) qui, bien entendu, nous place en Persécuteur. « Je ne peux jamais compter sur toi ! ». « Avec toi c'est toujours pareil, je ne fais jamais assez bien ! ».

Identifier les situations de PCR (Plaintes, Conseils sans demandes, Reproches) pour ne pas les jouer nous permet de ne pas lancer de jeu ou de démasquer les tentatives d'hameçonnage de notre interlocuteur. Nous sommes responsables des jeux que nous lançons, bien involontairement évidemment. Apprendre à faire des demandes, attendre les demandes d'aide claires de la part de nos collaborateurs pour agir, et prendre conscience de ses propres critiques négatives sur les autres et leurs impacts sur la relation, sont les bases pour arrêter les PCR et ne pas créer les jeux.

Neutraliser les jeux psychologiques

Chacun d'entre nous joue de manière inconsciente et naturelle, plusieurs fois par jour, dans le but de recevoir de l'attention et, potentiellement, de la reconnaissance. Mais à n'importe quel moment, il est possible de neutraliser le jeu en cours de partie. Il est effectivement toujours possible de sortir d'une transaction négative pour revenir vers une transaction équilibrée et saine, pour peu que son interlocuteur soit également ouvert à d'autres façons de fonctionner. En voici les clés.

  • Identifier les appâts, les hameçonnages et ne pas les gober. Car nous avons toujours le choix de ne pas saisir l'appât envoyé, si nous en sommes conscients. Cela peut se faire avec une courte phrase comme « C'est ton avis (ce n'est pas le mien) », « Tu as le droit de voir les choses de cette manière » en reprenant l'exemple de Maud et Laure ci-dessus. Il est possible aussi de rester impassible (ce qui peut demander un peu d'entraînement pour certains…) et questionnant : « Comment suis-je sensé répondre à cela ? » « Qu'est-ce que tu veux me passer comme message avec une telle remarque ? ». Ou bien de faire préciser clairement l'attente de l'autre avec la formulation d'une demande : « J'entends tes plaintes mais quelle est en fait ta véritable demande vis-à-vis de moi ? ». Il est possible aussi de rester totalement silencieux, tout en montrant à son interlocuteur qu'on l'a bien entendu. Le silence est la meilleure façon de casser le jeu, quitte à faire un petit sourire ou une moue songeuse afin de montrer à son interlocuteur qu'on l'a bien entendu.
  • Accepter ses points faibles. Le jeu va exister si la pique envoyée par le premier interlocuteur se fiche dans une partie faible de l'autre personne. Sans point faible, le jeu ne se déclencherait pas. Le travail sur soi permet alors de connaître ses points faibles, ses zones de fragilités, et donc de savoir là où cela risque de piquer. La vraie force n'est pas l'invulnérabilité, car elle n'existe pas, mais de connaître et accepter sa vulnérabilité pour se préparer à répondre avec assertivité. « Oui c'est vrai, je comprends que tu puisses penser cela car ce n'est pas ce que je préfère dans notre métier, mais sincèrement, aujourd'hui, je n'ai pas eu le temps du tout à cause d'un emploi du temps surchargé de mon côté ! ».

L'apprentissage rétroactif

Le jeu est bien souvent inconscient et donc il est difficile de le prévenir ou de l'interrompre précocement. Même s'il s'est déroulé jusqu'au bout, il est positif de disséquer a posteriori l'enchaînement des « transactions » pour les comprendre et tenter de mieux les identifier la prochaine fois. Car les jeux se répètent régulièrement, chacun ayant ses points faibles.

L'autopsie du jeu s'appuie sur la capacité à conscientiser le déroulé des faits avec de multiples questions : Quel était l'appât ? Qui a commencé ? Quel était le point faible du répondant ? Quels étaient les enjeux cachés ? Comment pourrais-je faire différemment la prochaine fois ? Quels étaient en fait mes propres besoins ? Etc.

Il est particulièrement instructif de revisiter les situations vécues afin d'identifier les portes d'entrée dans le jeu, donc ses points faibles pour les accepter. La culture du véritable feedback, positif ou constructif, amélioratif, est un excellent garde-fou contre les jeux psychologiques qui naissent en réalité de la pauvreté de la relation interpersonnelle.