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Elanco & Proplan

5 novembre 2019

Patatras. Sur la perméthrine, les tribunaux contestent la frontière entre biocide insecticide et médicament APE

par Eric Vandaële

Temps de lecture  13 min

Tectonik° Pour On est présenté comme un "insecticide [biocide] exclusivement autorisé pour lutter contre les mouches des bovins". Source : zoosante.fr
Tectonik° Pour On est présenté comme un "insecticide [biocide] exclusivement autorisé pour lutter contre les mouches des bovins". Source : zoosante.fr
 

Où est la frontière entre le biocide insecticide et le médicament antiparasitaire externe (APE) ? Jusqu'à présent, cette frontière était claire et basée sur l'interprétation de l'Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV).

  • Les médicaments APE sont appliqués sur la peau des animaux, pas dans les habitations ni dans les locaux d'élevage, les chenils ou les bétaillères.
  • Les biocides insecticides (dit de TP18) ne sont pas appliqués sur les animaux. Ils sont seulement destinés à tuer les insectes ou les acariens dans les logements où sont hébergés les animaux, le matériel, les véhicules.

Patatras ! Cette frontière entre médicament et biocide insecticide vient d'être remise en cause en 2019 par trois décisions successives de justice administrative, la dernière, en date du 22 octobre 2019, étant celle du juge des référés du tribunal de Cergy-Pontoise. Ces trois décisions concernent le même produit insecticide borderline : un pour-on pour bovins à base de perméthrine (Tectonik° Pour On) commercialisé par une société spécialisée dans les biocides : Protecta (ou Aedes-Protecta, voir ce lien).

À la suite de cette dernière décision du juge des référés, « le pour on Tectonik° peut être commercialisé en France comme biocide » conclut l'Anses-ANMV sur son site. L'Agence a pourtant défendu, à l'inverse, la qualification de « médicament vétérinaire » pour ce pour-on de perméthrine, mais s'incline, sans doute à regrets, devant les décisions de justice administrative contraires à sa position.

En urgence, l'interdiction de vendre un pour on en biocide est annulée

Le juge des référés a en effet annulé « en urgence » une décision de l'Agence du médicament vétérinaire du 21 août 2019 (voir ce lien) qui interdisait la commercialisation et la promotion du pour-on de perméthrine Tectonik° pour bovins tant que l'AMM de ce « médicament vétérinaire » n'aurait pas été octroyée.

Sans apprécier le fond de l'affaire, le juge des référés s'est appuyé sur deux autres décisions de tribunaux administratifs pour trancher en seulement 13 jours le litige qui oppose l'ANMV à Protecta.

  • Une première décision du tribunal administratif de Nîmes du 22 février 2019 avait déjà annulé une décision plus ancienne, du 2 décembre 2016, de l'Anses-ANMV d'interdiction de commercialisation de ce même pour-on comme biocide. Il s'agissait cette fois d'un jugement sur le fond de l'affaire. Après deux ans de procédures, le tribunal administratif a accepté de considérer ce pour-on Tectonik° pour bovins comme un biocide comme le soutient la société Protecta.
  • L'Anses-ANMV a ensuite fait appel de ce jugement sur le fond le 19 avril 2019. Mais, la Cour administrative d'appel de Marseille a confirmé, le 18 septembre 2019, le premier jugement du tribunal administratif de Nîmes.
  • Le nouvel arrêt du tribunal administratif du Cergy-Pontoise est donc la troisième décision de justice administrative qui refuse la position de l'Anses-ANMV qui classe ce pour-on à base de perméthrine parmi les médicaments vétérinaires avec AMM.

« Un insecticide appliqué à un animal est un médicament »

Dans ses deux notes datées du 25 septembre 2013 et du 22 mai 2019 sur les produits borderline, l'Anses-ANMV a toujours défendu qu'un produit insecticide, dès lors qu'il est appliqué à un animal, est un médicament vétérinaire (voir LeFil du 27 juin 2019).

  • Les biocides insecticides (dits de TP18), qui contiennent des substances actives insecticides ou acaricides avec un effet létal, ne peuvent donc pas être appliqués sur les animaux. Car dans ce cas, ils sont considérés comme des médicaments vétérinaires soumis à AMM.
  • Dans sa dernière note de juin 2019, l'Anses-ANMV a accepté que des biocides insecticides (TP18) puissent être employés dans des locaux en présence des animaux, mais seulement en l'absence de restriction sur ce point dans les conditions d'approbation de la substance biocide et sans que l'industriel puisse revendiquer une allégation thérapeutique (par exemple comme antiparasitaire).
  • En revanche, l'Anses-ANMV accepte que des répulsifs insectifuges ou acarifuges classées en biocides dits de TP19 puissent, à l'inverse, être appliqués sur l'animal, sauf bien évidemment, si les substances actives répulsives sont aussi insecticides et classées à la fois en TP18 et TP19. Les pyréthrinoïdes, la perméthrine, la deltaméthrine… ne pourraient donc pas échapper aux exigences liées aux AMM des médicaments vétérinaires.

Une position unanime des agences, des fraudes et des ministères mais…

La dernière note du 22 mai 2019 de l'Anses-ANMV est donc d'autant plus importante qu'elle a été élaborée après la première décision du tribunal administratif de Nîmes en date du 22 février 2019. En outre, elle a été rédigée en concertation avec de nombreuses administrations impliquées sur les produits frontières :

  • La direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture (DGAL),
  • La direction générale de la santé du ministère de la santé (DGS),
  • La direction générale de la prévention des risques (impliquée dans les biocides) du ministère de l'écologie (DGPR),
  • La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) du ministère de l'économie et des finances.

Cette dernière note constitue donc une position validée par la quasi-totalité des autres administrations en charge des inspections et des contrôles de ces produits borderline notamment sur les biocides. Néanmoins, cette position unanime des administrations ne préjuge évidemment pas des décisions de justice administrative et pénale. La preuve en est faite ici !

Pour l'ANMV, la perméthrine présente trop de risque comme biocide

L'Anses-ANMV développe donc les arguments suivants pour interdire la commercialisation de ce pour-on Tektonik° comme biocide dans sa décision datée du 21 août 2019 (voir ce lien).

  • Sa composition à base de perméthrine et sa dose d'emploi confèrent au pour-on des « propriétés pharmacologiques avec un effet létal non seulement contre les mouches mais aussi contre des parasites externes ». En d'autres termes, ce pour-on est donc « un médicament par fonction » (antiparasitaire) liée à sa composition à base de perméthrine, même si ses allégations sont restreintes à la lutte contre les mouches.
  • Le pour-on est « administré aux bovins par voie cutanée en application sur le dos » et non dans les locaux comme les autres biocides insecticides (TP18).
  • Les pyréthrinoïdes « sont à l'origine d'effets indésirables chez les animaux ».
  • Leur « utilisation massive entraîne aussi l'apparition de résistances des parasites ».
  • La perméthrine appliquée en pour-on « est absorbée à travers la peau des bovins, distribuée dans l'organisme et génère des résidus ». La LMR (limite maximale de résidus) de la perméthrine a été fixée chez les bovins à 50 mcg/kg dans le lait, les muscles, le foie et les reins (et 500 mcg/kg dans la graisse). Aucun temps d'attente n'a été validé pour Tectonik° pour garantir l'absence de résidus en quantités supérieures aux LMR dans le lait ou la viande. L'usage du pour-on sans aucun temps d'attente présente donc « un risque pour le consommateur ».
  • Pour limiter ces risques, l'usage d'un pour-on de perméthrine pour bovins ne devrait être possible que sur prescription vétérinaire, ce qui n'est pas le cas d'un produit biocide.
  • Au niveau européen, le groupe de coordination des différentes agences nationales du médicament vétérinaire (CMDv) a recommandé le classement de Tectonik° pour-on comme médicament vétérinaire.

Tectonik°, « un pour on biocide déjà vendu dans plusieurs pays européens »

Pour sa défense, Protecta argumente que ce pour-on Tectonik° n'est pas un médicament vétérinaire ni par fonction, ni par présentation mais bien un produit biocide.

  • Tectonik° figure d'ailleurs comme produit biocide insecticide (TP18) enregistré dans la base de données officielle des produits biocides autorisés en France (voir la base de données Simmbad sur ce lien).
  • « Tectonik° est destiné à lutter contre les mouches des bovins. Il fait l'objet d'une demande d'AMM biocide aux Pays-Bas, en France et dans d'autres pays de l'UE selon la procédure (biocide) de reconnaissance mutuelle. Il est déjà commercialisé comme produit biocide dans plusieurs États membres de l'UE ».
  • « Le fait que la perméthrine soit une substance active pharmaceutique [largement utilisée dans des médicaments antiparasitaires externes] n'implique pas que tous les produits qui en contiennent soient systématiquement classés comme médicament vétérinaire antiparasitaire. Le fait que Tectonik° à base de perméthrine ait une action létale et des allégations insecticides ne signifie pas qu'il s'agisse d'un médicament vétérinaire. Le pour-on Tectonik° n'est pas un antiparasitaire et n'a pas les propriétés des médicaments vétérinaires.
  • À ce jour, « la Commission européenne n'a pas tranché sur la qualification de ce produit comme médicament vétérinaire ».
  • En outre, Protecta estime que le préjudice commercial subi par les décisions litigieuses de l'Anses à une perte de 3,6 millions € en chiffre d'affaires, soit 19 % de son CA annuel (qui serait donc de l'ordre de 19 millions € en France). Le préjudice financier est donc considéré comme « immédiat et grave » ce qui justifie une procédure d'urgence.
  • Protecta y ajoute un préjudice moral du fait que la décision d'interdiction de commercialisation de Tectonik° comme biocide prise par l'Anses « porte atteinte à sa réputation et caractérise également l'urgence de la situation ».

Pour les tribunaux, la perméthrine n'est pas toujours un antiparasitaire

Le tribunal administratif de Nîmes est le premier à avoir rendu une décision sur le fond dont l'argumentaire a ensuite été confirmé en appel, puis, en partie, par le juge des référés.

  • Pour ce tribunal, la qualification de « médicament par fonction [antiparasitaire] », devrait être soutenue « au cas par cas ». Un produit à base de perméthrine, même appliqué à l'animal, ne devrait pas être systématiquement classé comme un médicament antiparasitaire externe (APE). Car le jugement s'apprécie toujours au « cas par cas ». De même, l'existence de LMR pour la perméthrine ne conduit à considérer tous les produits à base de ce pyréthrinoïde comme des médicaments.
  • Le tribunal remarque aussi que les seuls médicaments à base de perméthrine autorisés en France sont à destination des chiens et non des bovins, ce qui le conduit à douter de la justesse de l'argument de la dose antiparasitaire avancé par l'Anses.
  • Le fait que l'application d'un pour-on à base de perméthrine permette de lutter contre les mouches et, sans que cela soit revendiqué, contre des parasites externes et contre les maladies transmises par les mouches, ne suffit pas, aux yeux des juges de ce tribunal administratif, à considérer ce pour-on comme un médicament par fonction.
  • En outre, toujours selon ce tribunal, il ne s'agit pas non plus d'un médicament par présentation. Car Tektonik° Pour-On n'est pas présenté comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l'égard de maladies des bovins. La lutte contre les mouches ne constitue pas une allégation thérapeutique.

Pour le tribunal, Tectonik° n'est un médicament ni par sa fonction — même s'il est à base perméthrine —, ni par sa présentation — du fait de l'absence d'allégation thérapeutique revendiquée.

Un curieux jugement confirmé en appel en opposition avec l'Anses

Ce tribunal a donc ainsi curieusement annulé la décision de l'Anses-ANMV d'interdire la commercialisation de Tectonik° pour-on comme produit biocide. Opposée à cette décision qu'elle estime dangereuse pour la santé animale — les effets indésirables de la perméthrine — et la santé des consommateurs — le risque lié aux résidus en l'absence de temps d'attente —, l'Anses-ANMV a évidemment fait appel contre cette décision le 19 avril 2019.

Et, sans même attendre l'issue de la procédure d'appel, l'Anses-ANMV a pris une nouvelle décision, le 21 août 1019, d'interdiction de commercialiser à nouveau Tectonik° comme biocide avec les mêmes arguments que la première (voir ce lien). Mais, la cour administrative de Marseille a confirmé, le 18 septembre 2019, le jugement du tribunal administratif de Nîmes, acceptant ainsi de classer comme biocide ce pour-on de perméthrine.

Le feuilleton judiciaire s'accélère avec le juge des référés

Le feuilleton judiciaire ne s'arrête pas là, mais au contraire s'accélère. Le 9 octobre, la société Protecta demande logiquement au juge des référés l'annulation « en urgence » de la nouvelle décision de l'Anses-ANMV d'interdiction sur son produit biocide. Le juge des référés a donc reçu en audience publique le 16 octobre les deux parties, seulement une semaine après avoir été saisi. Puis il a rendu sa décision six jours plus tard, soit le 22 octobre.

L'Anses-ANMV a tenté de contester la nécessité de statuer « en urgence » par le juge des référés. Elle rappelle que les délais des procédures d'urgence ne permettent pas au juge des référés de se prononcer sur le fond, c'est-à-dire la qualification de Tecktonic° comme médicament vétérinaire ou comme biocide. Elle souligne néanmoins que « l'action pharmacologique [antiparasitaire] du pour-on Tectonik° de perméthrine pour bovins doit conduire à le qualifier de médicament par fonction ».

À l'inverse, pour le juge des référés de Cergy-Pontoise, l'urgence est suffisamment justifiée aussi bien par le préjudice financier subi par la socité Protecta — 19 % du chiffre d'affaires — que moral en termes d'atteinte à sa réputation. Pour ce juge, le tribunal administratif de Nîmes a déjà tranché sur le fond. « Tectonik° pour on ne saurait être qualifié de médicament vétérinaire susceptible d'entraîner un risque pour la santé publique », même par les résidus qu'il pourrait générer dans le lait ou la viande. Il rappelle que le jugement de Nîmes sur Tectonik° est exécutoire et permet sa commercialisation comme biocide. « L'Anses-ANMV a méconnu son caractère exécutoire en suspendant une seconde fois la mise sur le marché de Tectonik° sans même attendre l'issue de la procédure d'appel ». C'est pourquoi, Le juge des référés annule la décision de l'Anses-ANMV d'interdire la mise sur le marché de Tectonik° tant que l'AMM comme « médicament vétérinaire » ne lui aurait pas été octroyée.

Nouvelle frontière entre biocide insecticide et médicament ?

Ces trois décisions concordantes de justice administrative ne constituent pas, à ce stade, une jurisprudence opposable sur l'acceptation comme produits biocides d'autres spot-on ou pour-on à base d'insecticides, notamment à base de perméthrine ou d'autres pyréthrinoïdes, qui jusque-là sont considérés comme des médicaments antiparasitaires externes. Seul un recours devant le Conseil d'État, la plus haute juridiction administrative en France, permettrait de trancher le litige au niveau national.

En outre, ces décisions de justice administrative – dont le seul objet est d'annuler des décisions administratives jugées abusives - ne préjugent pas des conclusions d'éventuelles poursuites pénales si elles avaient lieu. Dans une procédure pénale, le fait de « mettre sur le marché un médicament vétérinaire sans avoir obtenu AMM » est punie par au maximum 30 000 € d'amende et deux ans de prison (art. L. 5441-8 du code de la santé publique). Toutefois, la justice pénale, si elle était saisie, tiendrait probablement compte des décisions de la justice administrative dans ses propres jugements.

À terme, ce type de litige devrait être résolu au niveau européen. Le nouveau règlement européen « médicament vétérinaire » 2019/6 (applicable au 28 janvier 2022) indique qu'« en cas ce conflit entre les réglementations sur les biocides et les médicaments vétérinaires », c'est celle sur le médicament qui prévaut sur celle des biocides (art. 3). À cette fin et, au « cas par cas » ou « par groupe de produits », la Commission pourra décider par des actes « contraignants » si ces produits borderline « doivent être considérés comme des médicaments vétérinaires ».

La frontière entre produit biocide insecticide [non appliqué sur l'animal] et médicament APE n'est pas déplacée mais néanmoins ébranlée par ces décisions de la justice administrative française.