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Elanco & Proplan

11 septembre 2024

Faire attention à son attention pour ne pas se voir dépasser par le poisson rouge

par Pierre Mathevet

Temps de lecture  8 min

Présenté parfois comme un simple jouet, le téléphone portable est en réalité un capteur d'attention (cliché Pierre Mathevet).
Présenté parfois comme un simple jouet, le téléphone portable est en réalité un capteur d'attention (cliché Pierre Mathevet).
 

L'attention peut être définie par « la tension de l'esprit vers quelque chose », c'est-à-dire une concentration volontaire de son esprit sur un objet, une personne ou une action.

Nous recevons environ 400 000 unités d'informations à la seconde, visuelles, auditives ou sensorielles. Malgré les compétences incroyables que possède notre amalgame de 100 milliards de neurones constituant notre cerveau, nous sommes incapables de traiter plus de 5 à 9 informations en même temps, certaines consciemment, d'autres inconsciemment. Heureusement, notre SRA (système réticulé activateur), qui est une partie de notre cerveau, est capable de bloquer plus de 99 % des informations simultanées reçues par nos 5 sens pour nous éviter d'être submergés.

La préférence attentionnelle

Cependant, l'accroissement incroyable des sollicitations, dû en particulier au numérique et à ses applications, impacte fortement et négativement notre capacité d'attention. Nous sommes contraints de traiter les informations de plus en plus rapidement (un manager traite aujourd'hui environ 25 fois plus d'informations qu'il y a quelques dizaines d'années !).

Or, la richesse quantitative et qualitative de l'information consomme un bien particulièrement précieux : notre temps, notre disponibilité, en un mot notre attention. Cela pousse à envisager le concept de « préférence attentionnelle », et de se poser la question de son caractère conscient et volontaire. Car, comme l'a démontré le Prix Nobel d'économie Daniel Kahneman, nos ressources attentionnelles sont limitées. Nous ne pouvons pas porter notre attention sur deux choses en même temps. Personne ne peut faire, en conscience, deux choses à la fois.

Cela donne une valeur très importante à l'attention portée à quelqu'un. Elle est déjà un cadeau, d'où l'expression « être attentionné ». Il est ainsi important de prendre conscience qu'en fait, à chaque instant, nous pouvons faire le choix de ce sur quoi nous portons notre attention.

9 secondes : une capacité attentionnelle désormais proche de celle du poisson rouge

Le poisson rouge, tournant en rond dans son bocal, image bien connue, est un modèle d'étude pour l'attention. Avoir une mémoire de poisson rouge n'est pas pour lui une malédiction. Au contraire, pour certains scientifiques, elle est pour lui une grâce, qui transforme la répétition en nouveauté, et lui permet de survivre dans son bocal. Ainsi, la durée de la capacité attentionnelle (ce que les américains nomment attention span) de cet animal a été calculée à 8 secondes. Après ces 8 secondes, il passe à autre chose.

Cela prête à sourire d'abord, mais des études montrent que chez les Millenials, les jeunes générations qui sont nées avec une connexion permanente et ont grandi avec un écran tactile au bout des doigts, cette capacité est aujourd'hui d'une durée de 9 secondes. Au-delà, le cerveau décroche ; il lui faut une nouvelle alerte, un nouveau stimulus.

Cette durée était de 13 secondes dans les années 2000, et elle pourrait évoluer vers 3 à 4 secondes pour les accros des écrans que nous sommes en train de devenir. Ainsi, un visiteur de votre site Internet met en moyenne 10 secondes pour décider s'il reste ou s'il passe à autre chose ; 40 % des visiteurs quittent votre site s'il met plus de 3 secondes à se charger ; et 30 secondes est le temps moyen pendant lequel il scrolle sur son écran à chaque visite.

Mais la question attentionnelle n'est pas née avec les écrans. Elle a été posée dès les années 1970 avec l'avènement du capitalisme et de la productivité.

Le temps : plus on en a, moins on en a

Ce qui apparaît contradictoire, c'est que les progrès technologiques et sociaux nous ont permis, depuis des dizaines d'années, de gagner énormément de temps. Au début du XXsiècle, nos anciens passaient environ 50 % du temps éveillé à leur travail, travaillant plus de 60 heures par semaine. Aujourd'hui, notre travail concerne en moyenne environ 11 % de notre temps éveillé. Bien sûr, certains vétérinaires, notamment avec les services de garde, sont au-dessus de cette valeur. La technologie a permis de diminuer aussi le temps passé aux tâches ménagères, avec une baisse évaluée à 15 % sur les 30 dernières années.

Alors comment expliquer ce sentiment permanent de manquer de temps, partagé par une majorité d'individus ? Que faisons nous du temps économisé dans une journée à ne plus faire certaines tâches alors que l'ennui a disparu de nos vies ? La réponse est derrière l'écran !

En effet, ce temps de cerveau disponible a été capturé par les écrans. Les grands médias ont bien compris très tôt cette opportunité pour les annonceurs : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité », déclarait en 2004 Patrick Le Lay, PDG de TF1.

En 2020, le temps d'écran des adolescents français représente 100 jours par an : 43 % pour la télévision et les films, 22 % pour les jeux vidéo, 24 % pour les médias sociaux (dont YouTube) et 11 % pour la navigation sur Internet. Et bien entendu, toutes les générations sont concernées, avec l'avènement des téléphones portables !

Une addiction aux écrans ….

Le temps passé sur son smartphone a doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016 pour atteindre des niveaux inquiétants, sources de pathologies et de dépendance : 4h48 par jour en moyenne au Brésil, 3 heures en Chine, 2h37 aux USA et seulement 1h32 en France. L'arrivée du Covid a provoqué un artéfact important dans les calculs, et les experts considèrent que ces valeurs ont probablement doublé depuis 2016. En moyenne, nous consultons notre smartphone toutes les 2 minutes, soit 30 fois par heure… et 198 000 fois par an ! Et le nombre d'écrans au sein d'un foyer français continue d'augmenter, passant en moyenne de 3,4 en 2010 à 7,1 en 2020.

La séparation d'avec les outils numériques et les écrans connectés est la source de nombreuses pathologies mentales désormais bien décrites. Parmi celles-ci, l'athazagoraphobie, qui est la peur d'être oublié par ses pairs, en particulier en lien avec les réseaux sociaux. Elle pousse à consulter son smartphone dans l'espoir d'un « like » d'un « share », d'un commentaire, pour contrer son sentiment d'être une personne sans grande valeur, risquant de passer inaperçue. Elle se base sur la peur de ne pas combler son besoin d'appartenance à un groupe. L'assombrissement est une autre pathologie qui touche les personnes qui passent des heures à chercher sur Internet toutes les informations concernant une personne donnée, une star ou un champion, quitte à s'en rendre malade. Car notre contrôle attentionnel est biologiquement relié au système de la récompense. La sécrétion de dopamine, qui suit la nouvelle découverte, va engendrer le phénomène bien connu de dépendance et la chronicité du comportement. Le monde virtuel, même fabriqué et arrangé, est devenu plus important que le monde réel.

… qui n'est pas le fruit du hasard grâce à la captologie

Bien évidemment, tous ces phénomènes sont particulièrement étudiés par les plateformes numériques. Dans un objectif concurrentiel, l'enjeu pour elles est de capter préférentiellement ce temps de cerveau disponible. Les mécanismes qui expliquent la puissance de la drogue numérique, reposent, comme au Casino, sur un système de récompense aléatoire. Biologiquement, la fourniture aléatoire d'une récompense génère une plus grande addiction que l'acquisition d'une récompense identique. Les algorithmes sont donc paramétrés pour vous fournir préférentiellement, par exemple, des vidéos sur ce qui vous intéresse, mais également, de temps en temps et volontairement, des vidéos sans rapport avec vos centres d'intérêts…

Centre d'intérêts que les plateformes connaissent très bien, soit grâce à votre profil – que nul n'oublie de compléter très soigneusement –, soit à l'aide de vos recherches précédentes (en particulier votre temps de visualisation ou de lecture en fonction des sujets d'informations). Par exemple, le site de rencontres Tinder® vous propose des profils proches de vos attentes, mais régulièrement aussi des profils très éloignés. Loin de vous faire fuir, ces profils éloignés de vos standards vous poussent à continuer à « jouer » dans l'espoir du Jackpot ! La meilleure façon de vous retenir sur son site.

De ces recherches est née la captologie, la science de capter l'attention (et la garder le plus longtemps possible), au sein du très sérieux Persuasive Technology Lab de l'université de Stanford. Votre attention est au centre de toutes les attentions ! Et nous semons nous-mêmes notre propre graine de captation d'attention…

Comment garder la maîtrise de son attention

Comment résister ? D'abord en intégrant que sortir de cette addiction numérique, comme pour toute addiction, n'est pas chose facile. Cela demande une démarche proactive individuelle. Les termes utilisés d'ailleurs parlent d'eux même : « Prendre conscience », « Prendre du temps », « Faire attention »… Les anglais disent « To pay attention », ce qui sous-entend une transaction, un coût et un bénéfice.

Cette prise de conscience doit nous permettre de nous questionner sur nos choix. Par exemple, si nous commandons nos piles en ligne avec livraison à domicile, plutôt que d'aller les acheter au commerce du bout de la rue, cela nous permet de gagner du temps. Mais que faisons-nous alors de ce temps « gagné » ? Comment le dépensons-nous ? Sur les écrans encore, happés par une vidéo ou une publicité bien « choisies » par la plateforme pour nous conserver connectés, ou pour une balade dans la nature ? Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d'en gagner constitue le paradoxe insoluble de l'économie de l'attention.

Nous pouvons nous désintoxiquer, même si cela est complexe et difficile. Consacrer 1 heure pleine pour un entretien individuel, sans consulter une seule fois son téléphone ou son ordinateur, est à la fois un exercice exigeant, et en même temps la preuve de l'importance de l'autre personne : un beau cadeau à la relation interpersonnelle. Et arrêter de croire Marc Zuckerberg, se réfugiant derrière sa croisade contre les fake news pour essayer de justifier la philosophie de Facebook qui rejoint celle de Google, à savoir « Nous œuvrons pour le bien de l'humanité ». Au contraire, la priorité de ces entreprises est de capturer votre temps de cerveau disponible et de faire en sorte que le temps passé à scroller vous paraisse ne plus exister.