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Elanco & Proplan

19 septembre 2024

Les situations éthiquement délicates ont plus souvent des répercussions morales négatives que positives sur praticiens et ASV

par Vincent Dedet

Temps de lecture  7 min

Frustration, épuisement émotionnel, insatisfaction au travail ou révision des priorités dans la vie ? Une étude exploratoire des événements potentiellement préjudiciables sur le plan moral en pratique vétérinaire montre qu'ils sont très fréquents et ont des conséquences psychologiques souvent négatives. Les auteurs de l'étude dessinent aussi des pistes d'interventions susceptibles d'en limiter l'impact négatif (cliché Pixabay).
Frustration, épuisement émotionnel, insatisfaction au travail ou révision des priorités dans la vie ? Une étude exploratoire des événements potentiellement préjudiciables sur le plan moral en pratique vétérinaire montre qu'ils sont très fréquents et ont des conséquences psychologiques souvent négatives. Les auteurs de l'étude dessinent aussi des pistes d'interventions susceptibles d'en limiter l'impact négatif (cliché Pixabay).
 

En psychologie, les « événements potentiellement préjudiciables sur le plan moral » (EPPM) sont un type traumatisme, « caractérisé par le fait qu'une personne adopte, participe ou est témoin d'un comportement qui transgresse ses valeurs morales ou ses croyances ». Deux psychologues australiens qui se penchent depuis plusieurs années sur le métier de vétérinaire viennent de consacrer une étude à ces EPPM chez les praticiens.

Situations éthiquement difficiles

Les EPPM en pratique vétérinaire sont surtout « les événements liés à l'euthanasie, aux injonctions contradictoires et à la prise de décision en fin de vie » de l'animal. Cela comprend aussi les « situations éthiquement difficiles », comme celles « où les intérêts personnels sont en conflit direct avec ceux d'un employeur, des décisions concernant les soins dans des cas où les propriétaires ont des moyens financiers limités, et des conflits d'intérêt entre un client/propriétaire et son animal ». Dans d'autres domaines, les effets d'une exposition à un EPPM ont bien été décrits.

  • Il s'agit en premier lieu d'une incapacité à fonctionner normalement, qui est le début d'une détresse morale. Trois types de signes peuvent alors apparaître, de manière modérée à sévère : des signes émotionnels (épuisement émotionnel, anxiété), des signes psychologiques (chute de l'estime de soi) et des signes somatiques (nausées, troubles du sommeil…).
  • La sévérité de la détresse peut aller jusqu'aux idéations suicidaires, et si elle n'est pas prise en charge, elle peut évoluer vers la chronicité. « Dans le contexte des soins aux animaux, cela pourrait se traduire par l'incapacité à reprendre des activités professionnelles normales du fait de symptômes persistants tels que la dépression et l'anxiété ».
  • Inversement, « une trajectoire de guérison verrait un retour progressif à un niveau de fonctionnement similaire à celui du professionnel avant l'exposition » à l'événement en cause.
  • De plus, l'exposition à un EPPM peut aussi avoir un effet positif sur le développement moral de la personne, que les psychologues qualifient de « salutaire », la personne sortant de l'épisode « grandie » (les auteurs citent : appréciation de la vie, renforcement des relations humaines et de l'estime de soi). C'est-à-dire que « son fonctionnement est plus élevé qu'avant l'événement », même si celui-ci a conduit à remettre profondément en cause la conception du monde du professionnel (au travers d'un « chaos de ses schémas »).

Au moins un an d'exercice

Les auteurs constatent que dans le métier de praticien, les EPPM liés à la mort des animaux sont inévitables, et que donc la détresse morale « est probablement largement répandue ». Pour savoir de quel côté cette détresse évolue (chronicité ou effet salvateur), ils ont réalisé une « étude exploratoire » au travers d'une enquête envoyée à 100 structures vétérinaires en Australie et Nouvelle-Zélande, et relayée par la presse professionnelle, entre février et juin 2023. Les conditions d'inclusion étaient d'être majeur et d'exercer depuis au moins un an comme vétérinaire, ASV ou technicien (métier intermédiaire entre les deux précédents). Avant d'entamer le questionnaire, les répondants devaient lire un résumé des objectifs de l'étude, qui détaillait aussi la terminologie (EPPM, détresse morale, grandissement post-traumatique). Pour évaluer le niveau de détresse morale ou de grandissmeent post-traumatique, les auteurs indiquent avoir élaboré une échelle en 10 points, en collaboration avec des vétérinaires et des psychologues cliniciens, qui est par ailleurs l'objet d'une publication en cours de relecture. Elle fournit trois mesures : la fréquence d'exposition aux EPPM (de 0 : jamais à 4 : quotidiennement), la détresse morale perçue par le répondant et l'évolution post-traumatique perçue (toutes deux évaluées de 0 : aucune à 4 : extrême). Chaque évaluation était suivie de questions sur la présence/absence de signes cliniques (insomnies, anxiété, etc.) ou de changements (révision des priorités personnelles, renforcement des liens…). Enfin, chaque répondant disposait d'une possibilité de commentaire libre en fin de questionnaire.

N'améliore pas la qualité de vie du patient 

Les auteurs ont obtenu 194 réponses exploitables, principalement de vétérinaires (63 % des répondants) et d'ASV (35 %). Ils exerçaient en majorité en clientèle canine (64 %) ou mixte (17 %), puis en rurale pure (5 %) ou équine (5 %). En moyenne, ils avaient 16 années d'expérience, avec une dispersion allant de 1 à 57 ans d'exercice !

  • Pour un répondant sur cinq (22 %), l'exposition à un EPPM est rapportée comme quotidienne ; dans ce cas, l'EPPM le plus fréquent est alors « des attentes financières/de temps de la part de la direction ou du propriétaire du patient qui entravent la qualité des soins apportés au patient » (16 % des répondants).
  • Pour plus d'un répondant sur trois (38 %), l'exposition à un EPPM est rapportée comme hebdomadaire.
  • L'EPPM le plus souvent évoqué (98 % des répondants) est de « fournir ou assister à un traitement que vous jugez excessif et qui n'améliore pas la qualité de vie du patient » ; juste derrière vient « pratiquer l'euthanasie ou en être témoin parce que le propriétaire n'a pas les moyens de payer le traitement ».
  • Si l'EPPM le moins souvent évoqué est de « fournir ou assister à un traitement avec lequel vous n'êtes pas d'accord, à la demande de vos supérieurs ou de la direction », il est toutefois cité par 60 % des répondants. Pour les auteurs, cela « suggère que l'autonomie professionnelle peut être limitée par des paramètres et des attentes professionnels au quotidien pour certains » répondants.

En clair, l'hypothèse de départ est bien vérifiée : « l'exposition aux EPPM est largement répandue dans le profession vétérinaire, la totalité des répondants citant au moins un tel événement ».

Plus de détresse que de grandissement

Sans réelle surprise, les auteurs mesurent que la détresse morale est significativement plus souvent (p<0,001) associée au fait d'avoir été exposé à un EPPM que le grandissement post-traumatique. L'EPPM le plus fortement associé à la détresse morale est « l'exposition à des cas de cruauté ou de négligence animale ». Les signes de détresse morale les plus fréquemment rapporté sont la frustration et la colère (67 % des répondants), la moindre satisfaction au travail (57 %) et une humeur déprimée (53 %). Seuls trois répondants évoquent la possibilité de quitter la profession. Toutefois, les auteurs soulignent que l'exposition élevée aux EPPM « pourrait conduire à ce que les professionnels aient une insatisfaction croissante au regard de leur travail ». L'EPPM le plus fortement associé à une évolution post-traumatique favorable est de « fournir ou assister à un traitement avec lequel vous n'êtes pas d'accord, à la demande de vos supérieurs ou de la direction ». Les signes d'un grandissement post-traumatique les plus fréquents sont « l'amélioration de l'efficacité personnelle dans la gestion des difficultés (39 %), la révision des priorités/valeurs concernant ce qui est important dans la vie (38 %) et l'amélioration de la capacité à accepter la façon dont les choses se déroulent (30 %) ». La moindre fréquence par rapport aux impacts négatifs d'un EPPM pourrait être liée au fait qu'il faut plus longtemps pour apprécier ces effets, mais aussi que « les environnements professionnels pourraient être incompatibles avec cette évolution », ou encore que « les répondants seraient perpétuellement en récupération de l'exposition à des EPPM ».

Interventions individuelles et structurelles

Ces résultats font analyser aux auteurs que « des interventions au niveau individuel peuvent réussir à traiter les conséquences affectives de la détresse morale, mais il est également dans l'intérêt des entreprises de traiter la psychopathologie morale au niveau de l'organisation ». Pour une fois dans ce type de travail, ils consacrent une partie de la discussion aux « implications pour la pratique » de leurs résultats. En premier lieu figure « la prise de conscience des impacts potentiels d'EPPM sur le moral [des professionnels], y compris des impacts salutaires [pour] éclairer la politique et les procédures sur le lieu de travail ». Ils citent par exemple de minimiser l'exposition à ces événements, ou de modifier l'environnement de travail. « Cela peut se matérialiser par une augmentation des pauses après une exposition aux EPPM, ou par une rotation du personnel entre différents rôles et patients (par exemple, dans les cas où la cruauté envers les animaux est évidente) afin de permettre des périodes de non-exposition ». Ils espèrent que la grille d'évaluation en cours de validation permettra aussi « d'identifier les employés qui ont le plus besoin d'un soutien organisationnel et d'un répit ». Mais ils préviennent aussi que « la nature majoritairement inévitable de plusieurs EPPM ayant un impact négatif sur les professionnels souligne la nécessité pour les organisations d'investir dans la prévention des blessures morale,s afin de maintenir la bonne santé mentale » des professionnels.