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Elanco & Proplan

24 janvier 2022

200 000 espèces disparues en 500 ans : est-ce assez pour qualifier une 6e extinction de masse ?

par Vincent Dedet

Temps de lecture  5 min

Dix-neuf espèces d'escargots (Endodontidae) endémiques de Polynésie française (île de Rurutu) ont été récemment découvertes, alors qu'elles étaient déjà éteintes (cliché O. Gargominy).
Dix-neuf espèces d'escargots (Endodontidae) endémiques de Polynésie française (île de Rurutu) ont été récemment découvertes, alors qu'elles étaient déjà éteintes (cliché O. Gargominy).
 

Y a-t-il vraiment une extinction de masse des espèces animales et végétales liée à l'anthropocène ? Dans une revue des données réalisée par des naturalistes français et américain, la réponse est sans ambiguïté affirmative… Car il faut étendre le recensement des espèces disparues au-delà des vertébrés. Ainsi, « en s'appuyant notamment sur l'exemple des mollusques terrestres, les auteurs montrent que 10 % des deux millions d'espèces connues auraient disparu depuis l'an 1500 ». Toute autre conclusion relèverait du « déni ».

Fortement biaisée

Jusqu'à présent, cinq extinctions massives d'espèces ont été détectées sur les temps géologiques, toutes liées à des catastrophes naturelles… La plus connue est celle liée à la disparition des dinosaures non-aviaires. La « crise actuelle de la biodiversité » a pu être rejetée en tant qu'extinction massive au motif que « sur la base de la liste rouge de l'UICN, le taux de disparition des espèces n'est pas différent du bruit de fond. Mais cette liste est fortement biaisée au sens où elle est complète pour les oiseaux et les mammifères, mais une fraction infime des espèces d'invertébrés y a été évaluée ». Et ces évaluations reposent sur des travaux de terrain, et ne prennent pas en compte les extinctions qui se sont déjà produites, pas même depuis l'an 1500, date à partir de laquelle ces auteurs font démarrer leur recensement. Ils se sont donc focalisés sur les mollusques, « le second phylum contenant le plus grand nombre d'espèce connues », derrière les arthropodes.

882 fois plus

Le recensement des espèces de mollusques connues est de l'ordre de deux millions. Or les auteurs estiment qu'il y a eu entre 150 000 et 260 000 espèces de mollusques à disparaître depuis l'an 1500. Certaines espèces ont même été décrites après leur extinction, comme ne Polynésie française (voir l'image principale). Alors que le taux d'extinction des mollusques fourni par la consultation de la liste rouge de l'UICN est de 0,04 %, l'estimation des auteurs fournit donc un chiffre 882 fois plus élevé, entre 7,5 et 13 % des espèces (il s'agit essentiellement d'espèces terrestres, les espèces marines résistant mieux). « Bien au-delà du bruit de fond ». Les auteurs ont ensuite repris un index de quantification des extinctions : E/MSY (nombre d'extinctions par millions d'espèces-années). Selon la durée des extinctions précédentes, deux bornes ont été proposées pour qualifier une extinction : 0,5 ou 2 E/MSY. Lorsqu'ils ramènent leurs estimations sur 500 ans à cet index, ils obtiennent de 16 à 26 E/MSY. Ainsi, selon les modes d'estimation, la crise de biodiversité actuelle est caractérisée par un taux d'extinctions de 100 à 1 000 fois plus élevé que le bruit de fond…

Des îles…

Les auteurs notent aussi, parmi les différents milieux qu'ils passent en revue, plusieurs tendances globales au sein de cette extinction disparate :

  • « les océans sont moins touchés que les milieux terrestres », avec par exemple un plus grand nombre d'espèces de mollusques et un taux d'extinction « négligeable » (n=4) et à ce jour une seule espèce de poisson marin est reconnue éteinte. C'est d'autant plus « ironique », que les 5 extinctions précédentes concernaient surtout ce milieu ;
  • « les plantes résistent mieux que les animaux », mais ne font pas l'objet d'une évaluation par ces auteurs. La liste d'espèces végétales éteintes connues comporte 571 taxons ; les taux d'extinctions sont plus faibles et devraient probablement être étudiés sur de plus longues périodes ;
  • « les espèces insulaires sont beaucoup plus impactées que les espèces continentales », animales comme végétales. Les espèces végétales endémiques « ont disparu des basses terres de l'île d'Anjouan (Comores) », par exemple. Et les auteurs étendent cette notion aux espèces continentales vivant dans des milieux isolés (grottes, par exemple, mais aussi espaces délimités par des fleuves au sein du bassin de l'Amazone…).

Et maintenant ?

Cela suffit-il à qualifier la crise actuelle de 6e extinction de masse ? Des définitions ont déjà été fournies par d'autres scientifiques, tablant sur une extinction de l'ordre de 75 % des espèces sur une brève période. Ce chiffre « n'a pas encore été atteint ; c'est “un événement potentiel qui pourrait se produire dans le futur” ». Sa survenue pourrait se faire sur les siècles à venir (les autres extinctions s'étendent sur des dizaines à des centaines de milliers d'années), mais « il est certain qu'elle a commencé, et est provoquée par les activités humaines ». La « bonne nouvelle est que certains programmes de conservation réussissent », comme le faucon pèlerin en Amérique du nord, ou les populations de cétacés après le moratoire sur la chasse… Mais, préviennent les auteurs, « ces rares succès ne doivent pas masquer le fait que, comme la plupart des diminutions de populations d'espèces sont soit multifactorielles, soit liées à la dégradation ou la perte d'habitats à grande échelle, l'élimination de la cause de cette diminution est généralement hors de portée des actions de conservation individuelles ». Renforçant leur pessimisme, ils soulignent qu'aucune des initiatives de grande ampleur en termes de conservation « ne suffiront, beaucoup n'auront que peu ou pas d'impact, même si elles sont toutes nécessaires pour tenter de ralentir le processus » conduisant à la 6e extinction massive. Pour eux, tous les naturalistes et scientifiques de la conservation « devraient diffuser le message que la biodiversité (…) disparaît discrètement, à un rythme sans précédent, bien plus rapidement que certains voudraient nous le faire croire, et que la préservation de la fonction des écosystèmes ne suffit pas à prévenir les extinctions ».

« Nier la crise, l'accepter simplement et ne rien faire, ou même l'accepter pour le prétendu bénéfice de l'humanité, ne sont pas des options appropriées et ouvrent la voie à la poursuite de la triste trajectoire de la Terre vers une sixième extinction de masse ».