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Elanco & Proplan

17 septembre 2019

À l'inverse des praticiens, l'Anses doute de l'efficacité du tramadol chez le chien mais pas de son innocuité

par Eric Vandaële

Temps de lecture  8 min

Structure du tramadol et ses deux énantiomères
Analgésique d'action centrale, le tramadol présente deux énantiomères, chacun avec un mode d'action différent, et se métabolise en O-déméthyltramadol avec une forte affinité pour les récepteurs mu des opioïdes. Mais, chez le chien, seulement 16 % du tramadol est métabolisé en O-déméthyltramadol.  Figure Wikipedia
Structure du tramadol et ses deux énantiomères
Analgésique d'action centrale, le tramadol présente deux énantiomères, chacun avec un mode d'action différent, et se métabolise en O-déméthyltramadol avec une forte affinité pour les récepteurs mu des opioïdes. Mais, chez le chien, seulement 16 % du tramadol est métabolisé en O-déméthyltramadol.  Figure Wikipedia
 

L'Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV) a diffusé une analyse (très) critique sur l'efficacité analgésique du tramadol chez le chien, analyse préparée par le comité de suivi du médicament vétérinaire.

Cette note de 6 pages découle du fait que l'ANMV a octroyé des AMM à plusieurs gammes génériques à base de tramadol :

  • Tralieve° (Dechra), une solution de tramadol injectable (50 mg/ml en chlorhydrate) en flacons multiponctionnables de 10 ml et en comprimés quadrisécables (20 et 80 mg) pour chiens,
  • Tramadog° (TVM), une solution de tramadol injectable (50 mg/ml en chlorhydrate) en ampoule de 1 ml,
  • Et, depuis quelques jours, Tramvetol° (Virbac), une solution injectable à 50 mg/ml en ampoules de 1 ml et un comprimé dosé à 50 mg de chlorhydrate de tramadol. Cette troisième gamme de tramadol n'est pas encore commercialisée.

La dose recommandée est 2 à 4 mg/kg (0,4 à 0,8 ml/10 kg) toutes les 6 à 8 heures.

Un tramadol princeps italien Altadol°

Pour l'octroi de ces AMM génériques, le princeps — Altadol° — n'a pas d'AMM valable en France, mais en Italie depuis 2005. Cette gamme princeps comprend une solution injectable (50 mg/ml en chlorhydrate de tramadol, soit 43,9 mg/ml de tramadol) en ampoules de 1 ml et un comprimé dosé à 50 mg de chlorhydrate de tramadol, soit 43,9 mg de tramadol en boîte de 30 ou 100 comprimés.

Dans le cadre de dossiers génériques, les données d'innocuité, précliniques et cliniques ne sont pas fournies. Et si la bioéquivalence est démontrée, les agences d'évaluation des médicaments ne peuvent pas refuser l'octroi des AMM génériques, même si elles doutent de l'efficacité du princeps, sans toutefois pouvoir disposer et évaluer les études « princeps » déposées auprès des autorités italiennes. En d'autres termes, même si l'efficacité du princeps italien est présumée faible ou très variable, cela ne permet pas à l'Agence française de s'opposer à des génériques dont la bioéquivalence avec le princeps est bien démontrée.

La France a restreint les indications du tramadol italien

L'Agence française a toutefois obtenu d'amender les RCP (résumé des caractéristiques du produit) des gammes génériques à Altadol° sur plusieurs points.

  • Les indications sont restreintes aux douleurs « légères ».
  • La variabilité individuelle des effets analgésiques est soulignée en lien avec les différences de métabolisme du tramadol selon les individus. Tous ne synthétisent pas le métabolite le plus actif : le O-déméthyltramadol. Chez l'homme, le tramadol n'a pas ou peu d'effets analgésiques sur jusqu'à 10 % des individus du fait de ces différences de métabolisation.
  • Pour les solutions injectables, en cas d'efficacité insuffisante dans les 30 minutes, il est recommandé de recourir à un autre analgésique.

Ces RCP sont synthétisés dans un tableau en bas de ce Fil.

Un analgésique de palier II chez l'homme mais pas chez le chien

L'Agence met finalement en garde les praticiens contre les extrapolations de l'efficacité du tramadol de la médecine humaine à la médecine canine. Selon la classification (humaine) de l'OMS, le tramadol est un analgésique de palier II, une classification qui, pour l'Anses, ne peut pas s'appliquer aux chiens. Chez l'homme, la puissance analgésique du tramadol est d'environ 1/10 à 1/6 de celle de la morphine. Mais contrairement à la morphine, le tramadol n'a pas d'effet dépresseur sur la respiration (dans un large éventail des doses analgésiques). Cet analgésique d'action centrale a un mode d'action complexe associé à ses 2 énantiomères et, surtout, à son métabolite primaire : le O-déméthyltramadol.

  • L'énantiomère (+) du tramadol inhibe surtout la capture de la sérotonine et a une faible affinité sur les récepteurs mu, kappa, delta.
  • L'énantiomère (-) inhibe la recapture de la noradrénaline (effet alpha-2 agoniste).
  • Et le métabolite actif (énantiomère +) dispose d'une forte affinité aux récepteurs mu aux opioïdes (de 2 à 200 fois plus élevée que le (+)tramadol). Mais ce métabolite est bien moins synthétisé chez le chien que chez l'homme.

Une pharmacocinétique qui ne préjuge pas d'une forte efficacité

Selon la synthèse de l'Anses, les études pharmacocinétiques mettent en évidence de grandes variations selon les individus.

  • La biodisponibilité du tramadol par voie orale chez le chien est « faible et très variable » : de 2,5 % selon une étude chez les lévriers Greyhound, à 65 % (± 38 %) chez le chien Beagle. Elle est de 60 à 70 % chez l'homme.
  • En conséquence, pour une même dose chez le chien, les concentrations plasmatiques varient selon les chiens dans un rapport de 1 à 10.
  • En outre, l'administration répétée du tramadol, après une semaine de prises quotidiennes chez le chien, conduit à observer des concentrations 70 % plus faibles qu'après la première prise. En d'autres termes, à la même dose, les concentrations sont trois fois plus faibles après plusieurs jours de doses répétées qu'après la première prise. Cette diminution est attribuée à « l'induction de l'effet de premier passage hépatique ».
  • L'élimination du tramadol est rapide chez le chien avec une demi-vie de 1,5 à 2,5 heures (versus 6 heures chez l'homme). Son efficacité devrait donc être aussi d'assez courte durée.
  • La transformation en O-déméthyltramadol, le métabolite actif sur les récepteurs mu aux opioïdes, est une voie mineure du métabolisme du tramadol chez le chien, « contrairement à l'homme où ce métabolite est responsable de la plupart des effets analgésiques du tramadol ».
  • « Chez le chien, seulement 16 % du tramadol est métabolisé en O-déméthyltramadol ». Les concentrations en O-déméthyltramadol sont donc « très faibles ou indétectables même à la dose de 4 mg/kg par voie IV ».
  • L'élimination de ce métabolite actif est aussi beaucoup plus rapide chez le chien (demi-vie de 1,3 h) que l'homme (6,7 heures).
  • Au final, « les concentrations en O-déméthyltramadol sont toujours beaucoup plus faibles chez le chien que celle considérées comme responsables de l'effet analgésique chez l'homme ».

Le tramadol, pas ou très peu risqué chez le chien.

La synthèse de l'ANMV est très rassurante sur ce point.

  • « Les effets indésirables sont rares : principalement de l'anorexie, de la somnolence et de la sédation, surtout à doses élevées ».
  • Chez les chiens épileptiques (« à seuil épileptogène bas »), il a aussi été décrit des convulsions induites par le tramadol.
  • En cas d'association avec un AINS, le risque d'effets indésirables digestifs pourrait être augmenté du fait de l'effet sérotoninergique du tramadol sur la sécrétion de gastrine.

Deux essais cliniques « suggèrent une efficacité clinique »

Pour cette synthèse bibliographique, l'Anses-ANMV a sélectionné deux essais cliniques qui « suggèrent une efficacité clinique ».

Lors d'ovariohystérectomie sur des chiennes anesthésiées (acépromazine, kétamine, midazolam, isoflurane), l'administration de tramadol (2 mg/kg par voie IV) est comparée et apparaît similaire à celle de la morphine (IV, 0,2 mg/kg) pour la gestion de la douleur postopératoire dans les six heures suivant la chirurgie (publication de 2003).

Plus récemment (2012), une étude sur 12 chiens arthrosiques de la hanche montre que le tramadol à 4 mg/kg trois fois par jour « diminuerait l'interférence de la douleur sur l'activité de l'animal, mais ne réduirait la sévérité de la douleur » selon un score de douleur évalué par le propriétaire.

Des résultats cliniques « peu favorables » à l'efficacité du tramadol

Publié en 2016, un article de synthèse sur les analgésiques opioïdes indique que « le tramadol ne devrait pas être utilisé seul du fait d'un manque d'efficacité analgésique ».

En 2017, l'injection IV de 4 mg/kg de tramadol « ne produit pas d'analgésie » dans un modèle expérimental de douleur aiguë induite par de la chaleur selon cette synthèse.

Publié en mai 2018, un essai clinique sur 35 chiens avec une arthrose au coude ou au genou, randomisé et en aveugle, compare le tramadol par voie orale (5 mg/kg matin, midi et soir) avec le carprofène (2,2 mg/kg matin et soir, placebo le midi) ou un placebo [voir ce lien pour consulter cette étude en intégralité]. Le même chien reçoit successivement les trois traitements selon un ordre aléatoire. Chaque chien est son propre témoin, ce qui augmente la puissance statistique de l'étude. L'efficacité analgésique est évaluée par le propriétaire (sur la base d'une grille et d'un score clinique) et par la force de l'appui du membre arthrosique sur un tapis mesurant cette pression. Les résultats sont les suivants.

  • Sur le tapis de force, le placebo et le tramadol n'augmente pas significativement l'appui du membre boiteux sur ce tapis à J10 (post-traitement) à l'inverse du carprofène.
  • Sur le score de douleur évalué à l'aveugle par le propriétaire pour chacun des trois traitements, une réponse favorable est notée sur 42 % (14/33) des chiens avec le carprofène, versus 24 % (8/33) pour le tramadol et 21 % pour le placebo.

Peu efficace mais sans risque, le rapport bénéfice-risque est « positif ».

L'Anses-ANMV conclut que les bénéfices du tramadol chez le chien sont « très modérés ou faibles », mais que la toxicité est aussi « très faible ». Le rapport bénéfice risque reste « positif ». Mais son effet analgésique chez le chien étant « bien moindre » que chez l'homme, « la classification OMS du tramadol en analgésique de palier II n'est pas extrapolable au chien » répète l'Anses.

Le tramadol n'a pas le même profil pharmacocinétique chez le chat que chez le chien. « L'efficacité comme la toxicité seraient plus importantes » chez le chat lors d'un usage « hors AMM ».

Une perception d'efficacité beaucoup plus favorable par les praticiens

Les praticiens ont sans doute une meilleure perception de l'efficacité du tramadol chez le chien. Il serait assez fréquemment prescrit par les vétérinaires contre les douleurs arthrosiques inflammatoires, cancéreuses, neuropathiques et postopératoires. Et la plupart des praticiens jugent la molécule efficace (67 %) ou très efficace chez le chien (20 %), (42 % et 11 % chez le chat).

Principales caractéristiques RCP des médicaments vétérinaires à base de tramadol

Source Anses-ANMV. Base de données des RCP.